...une femme forte nommée
Thien-pho *1 qui entreprit
de rétablir les affaires des tay-sons, eut été fidèle-
ment secondée. Cette héroïne força en quelque
façon le jeune roy Cants-Thinh à reprendre courage
et se fit charger par lui de lui lever une armée ;
1. Il s'agit de
Bùi-thi-Xuân, épouse du général Trân-quang-
Diêu, qui avait longtemps tenu en échec les troupes royales dans
la province de Qui-nhon. Son courage était devenu légendaire
et elle était célébrée par les Annamites sous le nom de Thiêu-pho,
qui était un titre dont son mari était revêtu ; on s'explique ainsi
le nom que lui donne L. B., u étant pris pour n. Comparer ce
qui se trouve dans MN, au sujet de cette héroïne ; le récit de
L. B. est suivi assez fidèlement. II, p. 183, 184.
2. Les pages 71 à 77 du ms. jusqu'à ce point forment la matière
du chapitre II de S. C, intitulé : Invasion de la Cochinchine par
le jeune prince. Fuite du roi Tay-Son (p. 232-235). Le texte
imprimé n'offre guère ici que des différences de forme avec le
texte manuscrit.
110 RELATION DE M. DE LA BISSACHÈRE
elle ressembla en deux mois et demi environ
300.000 combattans ^1 elle voulut que le jeune roy
encourageât les troupes par sa présence, fit nommer
pour la forme un généralissisme, mais [78] de fait
elle fut l'âme de toute cette expédition, et dirigea
toutes les opérations militaires ; elle conduisit cette
armée jusqu'à la muraille qui defend la Cochinchine
du Tonquin et en fit livrer l'assaut pendant deux
jours de suite. Le nouveau conquérant qui était du
côté opposé se défendait de son mieux, mais avec
l'aide des Eléphans, des Soldats qui creusoient la
terre au pied de cette même muraille, y eurent
bientôt fait de grandes brèches en plusieurs endroits s soins auroient été inutiles si
une femme forte nommée Thien-pho ^ qui entreprit
de rétablir les affaires des tay-sons, eut été fidèle-
ment secondée ^. Cette héroïne força en quelque
façon le jeune roy Cants-Thinh à reprendre courage
et se fit charger par lui de lui lever une armée ;
il abandonne ses éléphans... ». Il a tout simplement supprimé
la difficulté. On pourrait interpréter « hors » par « à moins que »
et le membre de phrase signifierait : à moins qu'on ne le prît
pour être apporté à son ennemi.
1. Il s'agit de Bùi-thi-Xuân, épouse du général Trân-quang-
Diêu, qui avait longtemps tenu en échec les troupes royales dans
la province de Qui-nhon. Son courage était devenu légendaire
et elle était célébrée par les Annamites sous le nom de Thiêu-pho,
qui était un titre dont son mari était revêtu ; on s'explique ainsi
le nom que lui donne L. B., u étant pris pour n. Comparer ce
qui se trouve dans MN, au sujet de cette héroïne ; le récit de
L. B. est suivi assez fidèlement. II, p. 183, 184.
2. Les pages 71 à 77 du ms. jusqu'à ce point forment la matière
du chapitre II de S. C, intitulé : Invasion de la Cochinchine par
le jeune prince. Fuite du roi Tay-Son (p. 232-235). Le texte
imprimé n'offre guère ici que des différences de forme avec le
texte manuscrit.
110 RELATION DE M. DE LA BISSACHÈRE
elle ressembla en deux mois et demi environ
300.000 combattans ^5 elle voulut que le jeune roy
encourageât les troupes par sa présence, fit nommer
pour la forme un généralissisme, mais [78] de fait
elle fut l'âme de toute cette expédition, et dirigea
toutes les opérations inilitaires ; elle conduisit cette
armée jusqu'à la muraille qui defîend la Cochinchine
du Tonquin et en fit livrer l'assaut pendant deux
jours de suite. Le nouveau conquérant qui était du
côté opposé se défendait de son mieux, mais avec
l'aide des Eléphans, des Soldats qui creusoient la
terre au pied de cette même muraille, y eurent
bientôt fait de grandes brèches en plusieurs endroits
de sorte que ceux qui la défendoient se voyant sur
le point d'être forcés, songeaient à la retraite ; mais
Dieu pour punir les tay-sons qui persécu [130 /7P]
toient encore la religion (a) permit que leur défaut
de marine, joint à la trahison d'un commandant de
(a) Les tay-sons se sont toujours opposés à ce que leurs sujets
changeassent de religion, ils faisaient périr les missionnaires (R.).
La Bissachère, qui habitait une région au pouvoir des Tây-son,
eut, comme on le sait, beaucoup à souffrir des persécutions
contre les chrétiens.
1. Les ouvrages historiques annamites ne parlent que de
5.000 hommes qu'elle apporta à Quang-Toan (Canh-thinh),
lequel disposait de 30.000 hommes levés au Tonkin et dans les
provinces du Nord-Annam. L'erreur sur le chiffre de ses soldats
ne doit pas être attribuée à L. B. ; le missionnaire reproduit
probablement les données d'une poésie populaiie composée sur
l'héroïne qui en inspira plusieurs, — et l'on sait que les auteurs
de productions de ce genre se laissent volontiers entraîner à
l'exagération.
SUR LE TONKIN ET LA COCHINCHINE 111
troupes qui était le plus avancé, ruinât les affaires
des tay-sons au moment où tout paraissait leur
assurer la victoire ; la nouvelle amazone, avec sa
garde pressait les corps des troupes les plus avancés
l'épée dans les reins d'escalader le mur, les assiégés
ou plutôt ceux qui le défendoient faisaient sur ceux
qui se présentoient des décharges de mousqueterie,
qui tuaient beaucoup de monde. Le commandant
des tay-sons le plus près de la tranchée [80] regardant
la mort comme inévitable fit signe aux ennemis,
qu'il se rendait prisonnier, mit bas les armes moyen-
nant quoi il eut la liberté de passer de l'autre côté,
avec huit à neuf cents hommes qu'il commandait ;
cet incident releva le courage du conquérant, quoique
dans le fond de son âme, il tremblât. Il affecta de
la bravoure et fit ouvrir une des portes de la muraille
et envoya un petit détachement comme pour inviter
les soldats des tay-sons à passer de son côté.
Pendant ce tems, notre guerrière n'avait pas perdu
la tête, elle fit promptement avancer un autre corps
de troupe pour [131/81] remplacer ceux qui avaient
si lâchement abandonné leur poste et continuer
l'attaque ; si elle eut encore continué deux heures,
il n'y a pas de doute qu'elle ne se fut rendue maî-
tresse de ce poste important, mais le jeune Roy
actuel de Cochinchine donna ordre à ses vaisseaux
de faire mine de débarquer du monde derrière l'armée
assaillante des tay-sons pour leur couper la retraite ;
ce mouvement exécuté et le jeune prince tay-son
en ayant eu connaissance, fit donner ordre à ses
troupes de faire retraite d'après l'avis de son gêné-
112 RELATION DE M. DE LA BISSACHÈRE
ralissime. Il avait déjà même fait une lieue et demie
de chemin sans que la [82] générale Thien-pho en
fut instruite, elle continuait à donner ses ordres
pour presser l'escalade et était au moment de l'exé-
cuter ce qui aurait décidé la victoire en sa faveur,
mais les troupes ayant appris la retraite du jeune
tay-son perdirent courage et firent dire à la comman-
dante qu'elles vouloient aussi se retirer ce qu'elles
commencèrent à effectuer. La valeureuse comman-
dante se dépitant de ce que la victoire lui échappait
ainsi des mains fit sa retraite bien malgré elle, dès
ce moment les troupes ne gardèrent plus d'ordre
dans leurs rangs et se débandèrent en jettant leurs
armes [83] pour fuir plus vite ; les Commandans
craignant que le peuple et les soldats ne les maltrai-
tassent se déguisèrent et abandonnèrent tous leurs
bagages, il n'y eut que la nouvelle amazone qui
conserva sa garde et rejoignit le jeune roy de son
parti, qu'elle reconduisit à la capitale du Tonquin.
Si le vainqueur se fut mis de suite à la poursuite
des fuyards il se fut emparé de ce royaume huit à
neuf mois plutôt (sic), mais il tremblait encore au
seul nom du mari de la femme qui venait de le
serrer de si près ; ce général était resté dans les pro-
vinces les plus reculées de la haute Cochinchine
avec [84] des forces capables de vaincre par terre
trois armées comme celle qui avait gagné la bataille,
mais il manquait de vaisseaux, et il était dans des
provinces dont une armée ne pouvait sortir que
difficilement et en passant par des défilés dangereux
et fortifiés par l'art et la nature et que le jeune roy
SUR LE TONKIN ET LA COCHINCHINE 113
vainqueur ne manqua pas d'envoyer occuper par
ses troupes. Ce général tay-son (qu'on eut regardé
comme un grand homme, même en Europe (a)) ne
pouvant forcer les défilés se disposait à aller sur les
barques du pays prendre la ville de Dou-nai et il
l'eut exécuté en l'absence [132/85] du vainqueur,
comme précédemment celui-cy avait repris sur lui
la ville de Qui-phû ^, mais la nouvelle qu'il reçut
par un bateau que lui envoya sa femme la comman-
dante de l'armée du mauvais état des affaires, lui
fit changer de dessein ; il s'achemina par le royaume
des Laos, et vit périr son armée en route, soit par
la faim, soit pour avoir bu de l'eau des puits et des
ruisseaux empoisonnés par les sauvages (b). Il ne
put arriver aux déserts de la province de Xû-nghé
que deux jours après la [86] prise de la capitale du
(a) Il faudrait en dire la raison (R.).
(b) Probablement les habitans de ces montagnes ne sont pas
aussi civilisés que les Tonquinois, ce qui fait qu'on les regarde
comme saui^ages • ils ont d'ailleurs consente leur indépendance
(R.).
1. S. C. : « dans l'absence du conquérant, il eût exécuté cette
entreprise comme précédemment il avait repris sur lui la ville
de Qui-Phû. » C'est le contraire de ce que dit L. B. En fait, Dieu
ayant enlevé Qui-nhon en 1801 et se l'étant laissé reprendre en
1802, — on peut, suivant l'époque considérée, admettre que les
royaux ou les Tây-son ont eu le dessus. Mais il est clair que le
narrateur fait ici allusion au dernier événement en date ; c'est
en 1802 que Dieu, à bout de ressources dans la ville assiégée,
avait quitté Qui-nhon à la faveur d'une nuit obscure et avait
réussi à s'engager, avec une partie de la garnison, dans les routes
des montagnes où les royaux ne le poursuivirent pas.
S. C. a donc eu tort de changer le texte de L. B.
8
114 RELATION DE M. DE LA BISSACHÈRE
Tonquin ^ ; quoiqu'il n'eut plus qu'une centaine
d'hommes montés sur des éléphans mourans de
faim et de fatigue, si il fut arrivé un peu plus tôt,
la conquête du Tonquin aurait peut-être encore
échappé au vainqueur, tant la réputation de ce
général était grande et capable de rétablir les
affaires ; sa femme qui vint le trouver lui ayant
appris les nouvelles pertes des tay-sons, il voulut
prendre la route qu'il avait prise par le désert, monté
avec sa femme sur le même éléphant. Les troupes
que le vainqueur dépêcha pour le poursuivre le
joignirent au [133/^7] désert de la province de
Xu-thanh et les soldats craignant que si ils vouloient
le prendre par force, il ne fit une longue résistance
et ne vendit chèrement sa vie, usèrent d'artifice
et se déguisèrent en paysans et furent à sa rencontre
comme pour lui porter les vivres dont il avait grand
besoin ; de cette manière ils se saisirent de lui et de
sa femme, sans qu'il eut à opposer la moindre résis-
tance. Cette prise fut la fin de l'expédition et assura
au vainqueur la conquête du reste du royaume, qui
se fit sans la plus petite opposition ^, de la part des
gouverneurs qui abandonnèrent les places à son [88]
armée ; le peuple et les soldats prenoient tous les
1. En fait, il fut pris dans le Thanh-hoa par l'armée royale
conquérant le Tonkin, au commencement du mois de juillet
(1802). La ville de Hanoi ne fut conquise que quelques jours
plus tard.
2. C'est ici que finit le chapitre III de S. C. intitulé : Femme
héroïque, dont le courage rétablit les affaires des Tay-Son. Trahison
qui les ruine entièrement. Le chapitre suivant, — intitulé : Usage
que Vempereur Gia-Long fait de sa victoire. Commencement d'op-
SUR LE TONKIN ET LA COCHLNCHINE 115
grands mandarins et les conduisoient au nouveau
maitre comme on amène des bœufs et des cochons
pour en faire présent ; on apportait aussi les piques,
les fusils et les sabres des vaincus qu'on avait
ramassés par charges, dans les campagnes. Cela
donna occasion aux mandarins vainqueurs de vexer
les peuples, par ce qu'on ne présentait que peu de
sabres dont la poignée était garnie en or et le fourreau
couvert d'argent ; on amenait aussi des chevaux
mais sans selles, ou avec des selles garnies de cuivre
ou tout [134 /5P] au plus en argent. En conséquence
on eut ordre de rendre tout ce qu'on avait trouvé
et on fit des perquisitions sévères à ce sujet, la
jalousie donna lieu à des accusations, et il y eut des
particuliers ruinés et rudement frappés pour avoir
brisé un sabre ; il y eut aussi des villages obligés de
payer la valeur de 2 à 3.000 piastres pour une selle
de cheval garnie en or, ou en airain noir (a) qu'on
avait dérobé. Ce fut là le prélude des mécontente-
mens contre le nouveau Gouvernement.
[90] Le Conquérant arrivé à la ville Capitale et
(a) Vairain noir dont parle ici M^ de la Bissachère, est un
métal fort dur que les Cochincliinois estiment beaucoup, ce métal
se vend dans la proportion avec Vor comme 7 : 12 un peu plus de
la moitié. J'ai tout lieu de croire que c'est de la platine (R.)- S. C.
fait platine du genre masculin dans son livre.
pression — débute par quelques lignes qui sont de S. C. : géné-
ralités sur le triomphe de Gia-long. Il reprend ensuite le texte
de L. B. qu'il reproduit pendant deux pages (242, 243) avec
d'assez nombreux changements ; il passe ensuite de la page 91
du manuscrit à la page 106.
116 RELATION DE M. DE LA BISSACHÈRE
Royale du Tonquin des gens de la province de Xu-
bac vinrent lui amener le jeune roy tay-son Canh- !
thinh avec son frère cadet, le frère aine qui avait
été nommé par la courageuse amazone généralissime
et dont j'ai parlé plus haut s'étant pendu à la selle
de son éléphant ^ pour ne pas tomber en vie entre
les mains du vainqueur ; peu de tems après arri-
vèrent les députés des différentes provinces soumises
qui vinrent présenter leurs hommages à leur nou-
veau souverain. Ils auroient bien désiré qu'il se
contenta (sic) de prendre le titre et l'autorité de
[135 /9i] Maire du Palais et leur donnât un Roy de
la famille Lé mais ils ne laissèrent pas par flatterie
de lui donner d'avance le titre ^ ; il assigna ensuite
de nouveaux gouverneurs à chaque province et la
Conquête du Tonquin fut terminée.
Quelques mois après arrivèrent les mandarins
Chinois qui de la part de l'Empereur de ce pays lui
donnèrent l'institution royale, cela fait le nouveau
roy retourna dans ses Etats de Cochinchine, emme-
nant avec lui le jeune roy tay-son, ainsi que les
autres prisonniers de distinction ; ils étoient tous
enchaînés, mais légèrement, et portés dans des cages
dorées ou vernissées en [92] rouge selon le grade ou
la réputation de chacun. Il ne pouvait s'empêcher de
témoigner l'estime toute particulière qu'il avait
1. « De son cheval », dil S. C. (p. 242), — ce qui est peu vrai-
semblable.
2. S. C. place ici une page qui se trouve p. 108 et 109
du manuscrit ; il reprend ensuite la page 91 où il l'avait
laissée.
SUR LE TONKIN ET LA COCHINCHINE 117
pour le général Thien-pho ^, il le fit sonder désirant
se l'attacher, mais celui-cy répondit avec grandeur
« que le roy pourrait user comme bon lui semblerait
« de la victoire qu'il tenait plutôt du Ciel que de ses
« talens militaires, que pour lui comme mandarin,
« il ne servirait pas deux maîtres, il ajoutait que
« s'il lui faisait grâce de la vie comme lui-même en
« avait usé à l'égard de la garnison de la ville de
« Qui-phû, il désirait mener une vie privée payant
« tribut avec le revenu de son jardin qu'il se ferait
« un [136/93] plaisir de cultiver lui-même ; il finis-
« sait par dire, que si son existence pouvait donner la
« moindre inquiétude au Roy il saurait mourir,
« comme il avait vécu avec honneur espérant un
« sort favorable dans le lieu où les morts sont récom-
« pensés de leurs bonnes actions.
Le Roy Gia-long étant arrivé à la Capitale de
la Cochinchine s'y reposa pendant deux mois ou
environ. Ensuite il s'occupa du supplice de ses pri-
sonniers (un de mes gens que j'avais envoyé à la
cour, pour m'obtenir une permission du roy et qui
fut porté sur la liste de ceux qui pouvoient entrer
1. C'est bien du général qu'il s'agit et non de sa femme ; —
Trân-quang-Diêu est nommé par l'un de ses titres qui servait
aussi à désigner sa femme. MN. (II, p. 182, 183) dit de ce général
qu'il était « le plus grand homme de guerre qui jamais eut paru
dans ces contrées, et aussi supérieur à ses compatriotes par
l'élévation de son âme, que par ses talens militaires ».
2. Ici débute le chapitre V de S. C. intitulé : Supplice des
prisonniers ; le manuscrit est ensuite suivi jusqu'à la fin du récit,
soit à la page 105 du manuscrit ; des changements dans la forme
seulement et une interversion à la p. 100.
8.
118 RELATION DE M. DE LA BISSACHÈRE
au palais et se tenir devant Sa Majesté pendant un
mois, se trouva de [94] service le jour de l'exécution,
et il la vit tout entière depuis le commencement
jusqu'à la fin. A son retour il m'en a fait le récit,
je ne puis m'en rappeler aujourd'hui toutes les cir-
constances qui d'ailleurs sont extrêmement dégoû-
tantes, je ne rapporterai que ce dont je me souviens,
ou ce qui m'a frappé le plus du récit qui m'en a été
fait et qui depuis a été publique (sic) dans tous les
états du roy de Cochinchine ^.
Pour commencer par ce qui regarde le jeune roy
tay-son on le rendit témoin d'un spectacle bien
douloureux, les cadavres de son père et de sa mère,
morts depuis dix à douze ans aussi bien que ceux
[131/95] de ses proches parents furent exhumés,
on rajusta les os du roy Quang-trung ^ son père et
de sa mère, morts depuis dix ans comme je l'ai dit
et ils furent tous décollés pour la forme, afin de
leur donner une note d'infamie, et principalement
pour ôter à ces os, selon la croyance du pays la plus
superstitieuse la vertu de porter bonheur à ses
descendans ; ensuite on réunit tous les os des tay-
sons dans un grand panier où les soldats dévoient
1. MN. se contente de résumer (II, p. 193-195) tout ce long
récit des supplices infligés pour Gia-long aux princes tây-son
et à leurs oiïiciers ; S. C. le reproduit sans grands changements
dans son chapitre V (p, 245-250).
2. Quang-Tsung, écrit S. C. Le troisième des Tay-son, Nguyên
Van-Huê, avait pris le litre de période de quang-trung après
s'être rendu maître du Tonkin en 1788 ; il était mort au mois
de novembre 1792.
SUR LE TONKIN ET LA COCHINCHINE 119
aller uriner, après quoi on les réduisit en poudre
que l'on mit dans un autre panier qui fut placé à
la vue du jeune roy tay-son, pour le chagriner.
On lui servit alors un repas assez somptueux [96]
comme on l'observe dans ce pays à l'égard des cri-
minels qu'on va exécuter, son frère cadet qui était
plus brave que le roy, l'ayant vu manger lui en fit
le reproche, et parce que la table qu'on lui apporta
toute servie selon l'usage avait les marques distinc-
tives de la royauté , il dit « qu'on ne manquait pas
« de table dans sa famille, et qu'il ne devait pas
« manger sur une table d'emprunt » ; après le repas
on lui mit un bâillon à la bouche ainsi qu'à plusieurs
autres, parce qu'on craignait qu'ils ne fissent des
imprécations contre le nouveau roy, ensuite on lui
attacha les pieds et les mains à quatre éléphans
pour être écartelé ; un éléphant lui avait déjà arraché
une cuisse avec les nerfs, qu'il put encore tourner la
tête vers le panier qui contenoit les os de ses parents.
Les exécuteurs à l'aide d'un instrument duquel on
n'a pas d'idée en Europe, séparèrent en quatre les
parties, qui étaient encore unies entre elles, ce qui
joint à la cuisse déjà divisée, forma cinq morceaux
de chair, on les exposa aux cinq marchés de la ville
les plus fréquentés chacun sur un poteau fort élevé ;
ils furent gardés jours et nuits et on menaça de
grandes peines ceux qui les laisseraient dérober ;
1. « pour lui rendre ce spectacle plus déchirant », corrige S. C.
(p. 246).
2. « les marques du nouveau roi », dit avec assez de bonheur
S. C, car L. B. manque ici de clarté.
120 RELATION DE M. DE LA BISSACHÈRE
il fallut attendre qu'ils fussent pourris ou [98] mangés
par les corbeaux.
Quant au fameux général Thien-phô estimé et
regretté de sa famille, et de tous ceux qui le con-
noissoient, il fit un acte de piété filiale, la veille ou
le jour même de sa mort, il réussit à faire représenter
au roy que sa mère âgée d'environ 80 ans ne pouvait
plus, sous aucun rapport nuire à l'Etat, qu'il deman-
dait pour elle la vie qu'elle devait perdre a cause de
lui et il obtint sa demande ; pour lui, il fut simple-
ment décollé ; il avait une fille de quatorze à 15 ans
douée de tous les agréments de son sexe, lorsqu'elle
vit que [139/99] l'éléphant d'une immense grosseur
s'approchait d'elle pour la jetter en l'air, elle jetta
un cri perçant et désolant vers sa mère en lui disant :
ah, maman sauvez-moi, sa mère qui était celle qui
avait commandé l'armée lui répondit « Comment
« veux-tu que je te sauve quant je ne puis me sauver
« moi-même, et tu dois préférer de mourir avec ton
« père et ta famille que de vivre avec cette sorte de
« gens-la... » Plusieurs spectateurs auroient voulu
la sauver et détournèrent la vue lorsque l'éléphant
excité l'enleva et la jetta en l'air en la recevant sur
ses dents par deux fois.
Quand le moment du [100] supplice de l'héroïne
ou de la femme du Général Thien-pho fut venu elle
s'avança fièrement vers l'éléphant pour l'agacer et
lors qu'elle en fut près on lui cria de se mettre à
genoux afin que l'animal pût mieux la saisir, mais
elle n'en fit rien, elle continua de marcher jusqu'à
lui ; on raconte même que malgré que l'animal fut
SUR LE TONKIN ET LA COCHINCHINE 121
vivement excité, il fallut le forcer en quelque façon
de la jetter en l'air, comme s'il l'eut encore reconnue
pour une de ses anciennes maîtresses ; avant son
supplice, cette femme courageuse avait fait apporter
dans sa prison plusieurs pièces de soieries [1^0/ 101]
dont elle s'était fortement entourée les jambes et
les cuisses et toutes les parties de son corps, jusqu'à
l'estomac par dessous ses habits, elle voulut par là
éviter la nudité à laquelle les femmes sont exposées
dans ce genre de supplice.
Les exécuteurs pour avoir dit-on son courage,
mangèrent son cœur son foie, ses poumons et ses
bras potelés, elle avait causé tant de peur aux soldats
et même à leur Chef à l'escalade de la muraille qu'on
livra ses membres à la voracité de ces cannibales.
Au Tonquin, la chair humaine se mange crue en
buvant du vin (mais on n'en mange que [102] dans
de semblables occasions).
On dit qu'il ny eut que cette courageuse femme
son mari et le frère cadet du roy tay-son qui aux
approches de la mort ne changèrent pas de figure
— tous les autres étoient pâles et tremblants. .
Le gouverneur de la province de Xu-nghé un des
premiers en grade fut haché en mille pièces parce
que c'était celui qu'on haissait le plus de tous, c'est
ce même mandarin qui m'a fait chercher plus de
sept ans, il avait juré ma perte et désirait me prendre
surtout sachant que j'étais dans sa province. Il
avait fait brûler à petit feu le doigt index
de la main à un cochinchinois chrétien et à sa fille
pour les forcer d'avouer que j'étais dans leur village
122 RELATION DE M. DE LA BISSACHÈRE
ce qui était efîectivement vrai. Cet événement eut
lieu quelques mois avant la conquête du Tonquin,
par le roy, il avait aussi fait mourir plus de 10 chré-
tiens dans les tourmens et condamné ceux qui refu-
soient de fouler aux pieds le crucifix à porter pendant
dix ans une chaine au col et à nettoyer les écuries
des éléphans de son palais ; il semble que c'est parce
qu'il persécuta la religion d'une manière si atroce
que Dieu permit qu'il fut plus mal traité [104] que
les autres qui furent simplement décollés, seulement
après leur supplice on coupa les cadavres, les uns
en dix morceaux, les autres en quatre, ou cinq selon
le caprice des gardes du roy ; on rendit les corps de
quelques-uns à leurs femmes, qui auparavant d'avoir
cette faveur avaient fait des présens au premier
Général du roy actuel ; pour ceux qui avoient été
mutilés on mêla ensemble tous les lambeaux de
chair et on en fit deux monceaux considérables en
sorte qu'on ne pouvait plus reconnoître les membres
de personne, le lendemain on les transporta par
charges d'hommes en un lieu éloigné et où on les
laissa à la voirie.
de sorte que ceux qui la défendoient se voyant sur
le point d'être forcés, songeaient à la retraite ; mais
Dieu pour punir les tay-sons qui persécu [130 /7P]
toient encore la religion (a) permit que leur défaut
de marine, joint à la trahison d'un commandant de
(a) Les tay-sons se sont toujours opposés à ce que leurs sujets
changeassent de religion, ils faisaient périr les missionnaires (R.).
La Bissachère, qui habitait une région au pouvoir des Tây-son,
eut, comme on le sait, beaucoup à souffrir des persécutions
contre les chrétiens.
1. Les ouvrages historiques annamites ne parlent que de
5.000 hommes qu'elle apporta à Quang-Toan (Canh-thinh),
lequel disposait de 30.000 hommes levés au Tonkin et dans les
provinces du Nord-Annam. L'erreur sur le chiffre de ses soldats
ne doit pas être attribuée à L. B. ; le missionnaire reproduit
probablement les données d'une poésie populaire composée sur
l'héroïne qui en inspira plusieurs, — et l'on sait que les auteurs
de productions de ce genre se laissent volontiers entraîner à
l'exagération.
SUR LE TONKIN ET LA COCHINCHINE 111
troupes qui était le plus avancé, ruinât les affaires
des tay-sons au moment où tout paraissait leur
assurer la victoire ; la nouvelle amazone, avec sa
garde pressait les corps des troupes les plus avancés
l'épée dans les reins d'escalader le mur, les assiégés
ou plutôt ceux qui le défendoient faisaient sur ceux
qui se présentoient des décharges de mousqueterie,
qui tuaient beaucoup de monde. Le commandant
des tay-sons le plus près de la tranchée [80] regardant
la mort comme inévitable fit signe aux ennemis,
qu'il se rendait prisonnier, mit bas les armes moyen-
nant quoi il eut la liberté de passer de l'autre côté,
avec huit à neuf cents hommes qu'il commandait ;
cet incident releva le courage du conquérant, quoique
dans le fond de son âme, il tremblât. Il affecta de
la bravoure et fit ouvrir une des portes de la muraille
et envoya un petit détachement comme pour inviter
les soldats des tay-sons à passer de son côté.
Pendant ce temps, notre guerrière n'avait pas perdu
la tête, elle fit promptement avancer un autre corps
de troupe pour [131/81] remplacer ceux qui avaient
si lâchement abandonné leur poste et continuer
l'attaque ; si elle eut encore continué deux heures,
il n'y a pas de doute qu'elle ne se fut rendue maî-
tresse de ce poste important, mais le jeune Roy
actuel de Cochinchine donna ordre à ses vaisseaux
de faire mine de débarquer du monde derrière l'armée
assaillante des tay-sons pour leur couper la retraite ;
ce mouvement exécuté et le jeune prince tay-son
en ayant eu connaissance, fit donner ordre à ses
troupes de faire retraite d'après l'avis de son gêné-
112 RELATION DE M. DE LA BISSACHÈRE
ralissime. Il avait déjà même fait une lieue et demie
de chemin sans que la [82] générale Thien-pho en
fut instruite, elle continuait à donner ses ordres
pour presser l'escalade et était au moment de l'exé-
cuter ce qui aurait décidé la victoire en sa faveur,
mais les troupes ayant appris la retraite du jeune
tay-son perdirent courage et firent dire à la comman-
dante qu'elles vouloient aussi se retirer ce qu'elles
commencèrent à effectuer. La valeureuse comman-
dante se dépitant de ce que la victoire lui échappait
ainsi des mains fit sa retraite bien malgré elle, dès
ce moment les troupes ne gardèrent plus d'ordre
dans leurs rangs et se débandèrent en jettant leurs
armes [83] pour fuir plus vite ; les Commandans
craignant que le peuple et les soldats ne les maltrai-
tassent se déguisèrent et abandonnèrent tous leurs
bagages, il n'y eut que la nouvelle amazone qui
conserva sa garde et rejoignit le jeune roy de son
parti, qu'elle reconduisit à la capitale du Tonquin.
Si le vainqueur se fut mis de suite à la poursuite
des fuyards il se fut emparé de ce royaume huit à
neuf mois plutôt (sic), mais il tremblait encore au
seul nom du mari de la femme qui venait de le
serrer de si près ; ce général était resté dans les pro-
vinces les plus reculées de la haute Cochinchine
avec [84] des forces capables de vaincre par terre
trois armées comme celle qui avait gagné la bataille,
mais il manquait de vaisseaux, et il était dans des
provinces dont une armée ne pouvait sortir que
difficilement et en passant par des défilés dangereux
et fortifiés par l'art et la nature et que le jeune roy
SUR LE TONKIN ET LA COCHINCHINE 113
vainqueur ne manqua pas d'envoyer occuper par
ses troupes. Ce général tay-son (qu'on eut regardé
comme un grand homme, même en Europe (a)) ne
pouvant forcer les défilés se disposait à aller sur les
barques du pays prendre la ville de Dou-nai et il
l'eut exécuté en l'absence [132/85] du vainqueur,
comme précédemment celui-cy avait repris sur lui
la ville de Qui-phû ^, mais la nouvelle qu'il reçut
par un bateau que lui envoya sa femme la comman-
dante de l'armée du mauvais état des affaires, lui
fit changer de dessein ; il s'achemina par le royaume
des Laos, et vit périr son armée en route, soit par
la faim, soit pour avoir bu de l'eau des puits et des
ruisseaux empoisonnés par les sauvages (b). Il ne
put arriver aux déserts de la province de Xû-nghé
que deux jours après la [86] prise de la capitale du
(a) Il faudrait en dire la raison (R.).
(b) Probablement les habitants de ces montagnes ne sont pas
aussi civilisés que les Tonquinois, ce qui fait qu'on les regarde
comme saui^ages • ils ont d'ailleurs consente leur indépendance
(R.).
1. S. C. : « dans l'absence du conquérant, il eût exécuté cette
entreprise comme précédemment il avait repris sur lui la ville
de Qui-Phû. » C'est le contraire de ce que dit L. B. En fait, Dieu
ayant enlevé Qui-nhon en 1801 et se l'étant laissé reprendre en
1802, — on peut, suivant l'époque considérée, admettre que les
royaux ou les Tây-son ont eu le dessus. Mais il est clair que le
narrateur fait ici allusion au dernier événement en date ; c'est
en 1802 que Dieu, à bout de ressources dans la ville assiégée,
avait quitté Qui-nhon à la faveur d'une nuit obscure et avait
réussi à s'engager, avec une partie de la garnison, dans les routes
des montagnes où les royaux ne le poursuivirent pas.
S. C. a donc eu tort de changer le texte de L. B.
8
114 RELATION DE M. DE LA BISSACHÈRE
Tonquin ^ ; quoiqu'il n'eut plus qu'une centaine
d'hommes montés sur des éléphans mourans de
faim et de fatigue, si il fut arrivé un peu plus tôt,
la conquête du Tonquin aurait peut-être encore
échappé au vainqueur, tant la réputation de ce
général était grande et capable de rétablir les
affaires ; sa femme qui vint le trouver lui ayant
appris les nouvelles pertes des tay-sons, il voulut
prendre la route qu'il avait prise par le désert, monté
avec sa femme sur le même éléphant. Les troupes
que le vainqueur dépêcha pour le poursuivre le
joignirent au [133/^7] désert de la province de
Xu-thanh et les soldats craignant que si ils vouloient
le prendre par force, il ne fit une longue résistance
et ne vendit chèrement sa vie, usèrent d'artifice
et se déguisèrent en paysans et furent à sa rencontre
comme pour lui porter les vivres dont il avait grand
besoin ; de cette manière ils se saisirent de lui et de
sa femme, sans qu'il eut à opposer la moindre résis-
tance. Cette prise fut la fin de l'expédition et assura
au vainqueur la conquête du reste du royaume, qui
se fit sans la plus petite opposition ^, de la part des
gouverneurs qui abandonnèrent les places à son [88]
armée ; le peuple et les soldats prenoient tous les
1. En fait, il fut pris dans le Thanh-hoa par l'armée royale
conquérant le Tonkin, au commencement du mois de juillet
(1802). La ville de Hanoi ne fut conquise que quelques jours
plus tard.
2. C'est ici que finit le chapitre III de S. C. intitulé : Femme
héroïque, dont le courage rétablit les affaires des Tay-Son. Trahison
qui les ruine entièrement. Le chapitre suivant, — intitulé : Usage
que Vempereur Gia-Long fait de sa victoire. Commencement d'op-
SUR LE TONKIN ET LA COCHLNCHINE 115
grands mandarins et les conduisoient au nouveau
maitre comme on amène des bœufs et des cochons
pour en faire présent ; on apportait aussi les piques,
les fusils et les sabres des vaincus qu'on avait
ramassés par charges, dans les campagnes. Cela
donna occasion aux mandarins vainqueurs de vexer
les peuples, par ce qu'on ne présentait que peu de
sabres dont la poignée était garnie en or et le fourreau
couvert d'argent ; on amenait aussi des chevaux
mais sans selles, ou avec des selles garnies de cuivre
ou tout [134 /5P] au plus en argent. En conséquence
on eut ordre de rendre tout ce qu'on avait trouvé
et on fit des perquisitions sévères à ce sujet, la
jalousie donna lieu à des accusations, et il y eut des
particuliers ruinés et rudement frappés pour avoir
brisé un sabre ; il y eut aussi des villages obligés de
payer la valeur de 2 à 3.000 piastres pour une selle
de cheval garnie en or, ou en airain noir (a) qu'on
avait dérobé. Ce fut là le prélude des mécontente-
mens contre le nouveau Gouvernement.
[90] Le Conquérant arrivé à la ville Capitale et
(a) Vairain noir dont parle ici Mrg de la Bissachère, est un
métal fort dur que les Cochincliinois estiment beaucoup, ce métal
se vend dans la proportion avec l'or comme 7 : 12 un peu plus de
la moitié. J'ai tout lieu de croire que c'est de la platine (R.)- S. C.
fait platine du genre masculin dans son livre.
pression — débute par quelques lignes qui sont de S. C. : géné-
ralités sur le triomphe de Gia-long. Il reprend ensuite le texte
de L. B. qu'il reproduit pendant deux pages (242, 243) avec
d'assez nombreux changements ; il passe ensuite de la page 91
du manuscrit à la page 106.
116 RELATION DE M. DE LA BISSACHÈRE
Royale du Tonquin des gens de la province de Xu-
bac vinrent lui amener le jeune roy tay-son Canh- !
thinh avec son frère cadet, le frère ainé qui avait
été nommé par la courageuse amazone généralissime
et dont j'ai parlé plus haut s'étant pendu à la selle
de son éléphant ^1 pour ne pas tomber en vie entre
les mains du vainqueur ; peu de temps après arri-
vèrent les députés des différentes provinces soumises
qui vinrent présenter leurs hommages à leur nou-
veau souverain. Ils auroient bien désiré qu'il se
contenta (sic) de prendre le titre et l'autorité de
[135 /9i] Maire du Palais et leur donnât un Roy de
la famille Lé mais ils ne laissèrent pas par flatterie
de lui donner d'avance le titre ^ ; il assigna ensuite
de nouveaux gouverneurs à chaque province et la
Conquête du Tonquin fut terminée.
Quelques mois après arrivèrent les mandarins
Chinois qui de la part de l'Empereur de ce pays lui
donnèrent l'institution royale, cela fait le nouveau
roy retourna dans ses Etats de Cochinchine, emme-
nant avec lui le jeune roy tay-son, ainsi que les
autres prisonniers de distinction ; ils étoient tous
enchaînés, mais légèrement, et portés dans des cages
dorées ou vernissées en [92] rouge selon le grade ou
la réputation de chacun. Il ne pouvait s'empêcher de
témoigner l'estime toute particulière qu'il avait
1. « De son cheval », dil S. C. (p. 242), — ce qui est peu vrai-
semblable.
2. S. C. place ici une page qui se trouve p. 108 et 109
du manuscrit ; il reprend ensuite la page 91 où il l'avait
laissée.
SUR LE TONKIN ET LA COCHINCHINE 117
pour le général Thien-pho ^, il le fit sonder désirant
se l'attacher, mais celui-cy répondit avec grandeur
« que le roy pourrait user comme bon lui semblerait
« de la victoire qu'il tenait plutôt du Ciel que de ses
« talens militaires, que pour lui comme mandarin,
« il ne servirait pas deux maîtres, il ajoutait que
« s'il lui faisait grâce de la vie comme lui-même en
« avait usé à l'égard de la garnison de la ville de
« Qui-phû, il désirait mener une vie privée payant
« tribut avec le revenu de son jardin qu'il se ferait
« un [136/93] plaisir de cultiver lui-même ; il finis-
« sait par dire, que si son existence pouvait donner la
« moindre inquiétude au Roy il saurait mourir,
« comme il avait vécu avec honneur espérant un
« sort favorable dans le lieu où les morts sont récom-
« pensés de leurs bonnes actions.
Le Roy Gia-long étant arrivé ^ à la Capitale de
la Cochinchine s'y reposa pendant deux mois ou
environ. Ensuite il s'occupa du supplice de ses pri-
sonniers (un de mes gens que j'avais envoyé à la
cour, pour m'obtenir une permission du roy et qui
fut porté sur la liste de ceux qui pouvoient entrer
1. C'est bien du général qu'il s'agit et non de sa femme ; —
Trân-quang-Diêu est nommé par l'un de ses titres qui servait
aussi à désigner sa femme. MN. (II, p. 182, 183) dit de ce général
qu'il était « le plus grand homme cîe guerre qui jamais eut paru
dans ces contrées, et aussi supérieur à ses compatriotes par
l'élévation de son âme, que par ses talens militaires ».
2. Ici débute le chapitre V de S. C. intitulé : Supplice des
prisonniers ; le manuscrit est ensuite suivi jusqu'à la fin du récit,
soit à la page 105 du manuscrit ; des changements dans la forme
seulement et une interversion à la p. 100.
8.
118 RELATION DE M. DE LA BISSACHÈRE
au palais et se tenir devant Sa Majesté pendant un
mois, se trouva de [94] service le jour de l'exécution,
et il la vit tout entière depuis le commencement
jusqu'à la fin. A son retour il m'en a fait le récit,
je ne puis m'en rappeler aujourd'hui toutes les cir-
constances qui d'ailleurs sont extrêmement dégoû-
tantes, je ne rapporterai que ce dont je me souviens,
ou ce qui m'a frappé le plus du récit qui m'en a été
fait et qui depuis a été publique (sic) dans tous les
états du roy de Cochinchine ^.
Pour commencer par ce qui regarde le jeune roy
tay-son on le rendit témoin d'un spectacle bien
douloureux, les cadavres de son père et de sa mère,
morts depuis dix à douze ans aussi bien que ceux
[131/95] de ses proches parents furent exhumés,
on rajusta les os du roy Quang-trung ^ son père et
de sa mère, morts depuis dix ans comme je l'ai dit
et ils furent tous décollés pour la forme, afin de
leur donner une note d'infamie, et principalement
pour ôter à ces os, selon la croyance du pays la plus
superstitieuse la vertu de porter bonheur à ses
descendants ; ensuite on réunit tous les os des tay-
sons dans un grand panier où les soldats dévaient
1. MN. se contente de résumer (II, p. 193-195) tout ce long
récit des supplices infligés pour Gia-long aux princes tây-son
et à leurs oiïiciers ; S. C. le reproduit sans grands changements
dans son chapitre V (p, 245-250).
2. Quang-Tsung, écrit S. C. Le troisième des Tay-son, Nguyên
Van-Huê, avait pris le litre de période de quang-trung après
s'être rendu maître du Tonkin en 1788 ; il était mort au mois
de novembre 1792.
SUR LE TONKIN ET LA COCHINCHINE 119
aller uriner, après quoi on les réduisit en poudre
que l'on mit dans un autre panier qui fut placé à
la vue du jeune roy tay-son, pour le chagriner^.
On lui servit alors un repas assez somptueux [96]
comme on l'observe dans ce pays à l'égard des cri-
minels qu'on va exécuter, son frère cadet qui était
plus brave que le roy, l'ayant vu manger lui en fit
le reproche, et parce que la table qu'on lui apporta
toute servie selon l'usage avait les marques distinc-
tives de la royauté ^, il dit « qu'on ne manquait pas
« de table dans sa famille, et qu'il ne devait pas
« manger sur une table d'emprunt » ; après le repas
on lui mit un bâillon à la bouche ainsi qu'à plusieurs
autres, parce qu'on craignait qu'ils ne fissent des
imprécations contre le nouveau roy, ensuite on lui
attacha les pieds et les mains à quatre éléphants
pour être écartelé ; un éléphant lui avait déjà arraché
une cuisse avec les nerfs, qu'il put encore tourner la
tête vers le panier qui contenait les os de ses parents.
Les exécuteurs à l'aide d'un instrument duquel on
n'a pas d'idée en Europe, séparèrent en quatre les
parties, qui étaient encore unies entre elles, ce qui
joint à la cuisse déjà divisée, forma cinq morceaux
de chair, on les exposa aux cinq marchés de la ville
les plus fréquentés chacun sur un poteau fort élevé ;
ils furent gardés jours et nuits et on menaça de
grandes peines ceux qui les laisseraient dérober ;
1. « pour lui rendre ce spectacle plus déchirant », corrige S. C.
(p. 246).
2. « les marques du nouveau roi », dit avec assez de bonheur
S. C, car L. B. manque ici de clarté.
120 RELATION DE M. DE LA BISSACHÈRE
il fallut attendre qu'ils fussent pourris ou [98] mangés
par les corbeaux.
Quant au fameux général Thien-phô estimé et
regretté de sa famille, et de tous ceux qui le con-
noissoient, il fit un acte de piété filiale, la veille ou
le jour même de sa mort, il réussit à faire représenter
au roy que sa mère âgée d'environ 80 ans ne pouvait
plus, sous aucun rapport nuire à l'Etat, qu'il deman-
dait pour elle la vie qu'elle devait perdre a cause de
lui et il obtint sa demande ; pour lui, il fut simple-
ment décollé ; il avait une fille de quatorze à 15 ans
douée de tous les agréments de son sexe, lorsqu'elle
vit que [139/99] l'éléphant d'une immense grosseur
s'approchait d'elle pour la jetter en l'air, elle jetta
un cri perçant et désolant vers sa mère en lui disant :
ah, maman sauvez-moi, sa mère qui était celle qui
avait commandé l'armée lui répondit « Comment
« veux-tu que je te sauve quant je ne puis me sauver
« moi-même, et tu dois préférer de mourir avec ton
« père et ta famille que de vivre avec cette sorte de
« gens-la... » Plusieurs spectateurs auroient voulu
la sauver et détournèrent la vue lorsque l'éléphant
excité l'enleva et la jetta en l'air en la recevant sur
ses dents par deux fois.
Quand le moment du [100] supplice de l'héroïne
ou de la femme du Général Thien-pho fut venu elle
s'avança fièrement vers l'éléphant pour l'agacer et
lors qu'elle en fut près on lui cria de se mettre à
genoux afin que l'animal pût mieux la saisir, mais
elle n'en fit rien, elle continua de marcher jusqu'à
lui ; on raconte même que malgré que l'animal fut
SUR LE TONKIN ET LA COCHINCHINE 121
vivement excité, il fallut le forcer en quelque façon
de la jetter en l'air, comme s'il l'eut encore reconnue
pour une de ses anciennes maîtresses ; avant son
supplice, cette femme courageuse avait fait apporter
dans sa prison plusieurs pièces de soieries [1^0/ 101]
dont elle s'était fortement entourée les jambes et
les cuisses et toutes les parties de son corps, jusqu'à
l'estomac par dessous ses habits, elle voulut par là
éviter la nudité à laquelle les femmes sont exposées
dans ce genre de supplice.
Les exécuteurs pour avoir dit-on son courage,
mangèrent son cœur son foie, ses poumons et ses
bras potelés, elle avait causé tant de peur aux soldats
et même à leur Chef à l'escalade de la muraille qu'on
livra ses membres à la voracité de ces cannibales.
Au Tonquin, la chair humaine se mange crue en
buvant du vin (mais on n'en mange que [102] dans
de semblables occasions).
On dit qu'il ny eut que cette courageuse femme
son mari et le frère cadet du roy tay-son qui aux
approches de la mort ne changèrent pas de figure
— tous les autres étoient pâles et tremblants. .
Le gouverneur de la province de Xu-nghé un des
premiers en grade fut haché en mille pièces parce
que c'était celui qu'on baissait le plus de tous, c'est
ce même mandarin qui m'a fait chercher plus de
sept ans, il avait juré ma perte et désirait me prendre
surtout sachant que j'étais dans sa province. Il
avait fait [1^1/103] brûler à petit feu le doigt index
de la main à un cochinchinois chrétien et à sa fdle
pour les forcer d'avouer que j'étais dans leur village
122 RELATION DE M. DE LA BISSACHÈRE
ce qui était efîectivement vrai. Cet événement eut
lieu quelques mois avant la conquête du Tonquin,
par le roy, il avait aussi fait mourir plus de 10 chré-
tiens dans les tourmens et condamné ceux qui refu-
soient de fouler aux pieds le crucifix à porter pendant
dix ans une chaine au col et à nettoyer les écuries
des éléphans de son palais ; il semble que c'est parce
qu'il persécuta la religion d'une manière si atroce
que Dieu permit qu'il fut plus mal traité [104] que
les autres qui furent simplement décollés, seulement
après leur supplice on coupa les cadavres, les uns
en dix morceaux, les autres en quatre, ou cinq selon
le caprice des gardes du roy ; on rendit les corps de
quelques-uns à leurs femmes, qui auparavant d'avoir
cette faveur avaient fait des présens au premier
Général du roy actuel ; pour ceux qui avoient été
mutilés on mêla ensemble tous les lambeaux de
chair et on en fit deux monceaux considérables en
sorte qu'on ne pouvait plus reconnoître les membres
de personne, le lendemain on les transporta par
charges d'hommes en un lieu éloigné et où on les
laissa à la voirie.