VIVRE AVEC LES VIETNAMIENS
PRÉFACE
L’ironique conclusion de ce beau livre en donne la clé. Je me suis d’abord demandé d’où venait cette impression de netteté, de fraîcheur, d’absolue « nou- veauté » (eh oui !) que l’on ressent à la lecture de cette exploration de la réalité vietnamienne. La réponse est simple : elle vient du refus clair et net des clichés, c’est- à-dire, en dernière analyse, de l’exotisme. Il faut entendre ce mot dans son sens fort, qui évoque une certaine forme de mensonge. L’exotisme est toujours mensonger. C’est même lui qui gâte souvent, en l’éga- rant, la démarche du voyageur.
Songeons à toutes ces injonctions publicitaires qui, bon an mal an, nous invitent au départ. Sur la plupart d’entre elles plane une redoutable ambiguïté. Elle constitue le paradoxe fondateur du voyage et de la (fausse) découverte. Il se définit en peu de mots. Ce que l’on va chercher au bout du monde, cet « exotisme » frelaté, participe d’un ailleurs en trompe l’œil. C’est ce faux ailleurs dont on achète la promesse sur les cata- logues des agences spécialisées, il procède d’un gros mensonge et entend répondre à un désir que l’on pour- rait qualifier de consumériste.
Ce que nous cherchons d’instinct en quittant notre pays, notre quotidien, nos horizons familiers, ce n’est pas seulement la beauté spécifique de certains paysages ou monuments. Nous escomptons un surcroît d’étran- geté, un dépaysement radical, une « différence », si pos- sible irréductible. Dans les souks d’un pays arabe, dans les rues d’une ville indienne ou sur une piste d’Afrique, nous voulons être ébahis de découvrir des hommes et des femmes qui auraient d’autres modes de vie, d’autres tradi- tions, d’autres visions du monde. Radicalement autres.
Toutes les célébrations médiatiques du voyage ne font qu’exalter avec plus ou moins de finesse cette « dif- férence ». Des femmes girafes en Birmanie, des fakirs à Bénarès, des Inuits au Groenland, des paysans vietna- miens accroupis dans leurs rizières : c’est de cette étran- geté supposée que l’on nous invite à jouir.
Or, pareille vision du monde triche avec la vérité. D’abord, ce que nous prenons pour du pittoresque n’est le plus souvent qu’un effet de la pauvreté. Ce que nous trouvons distrayant (ces foules cheminant à pied en Afrique, ces villes grouillantes et colorées, ces paysannes courbées sous leur fagot, etc.) est vécu sur place comme une misère noire. Dans la démarche voyeuse du voya- geur qui déambule sur les marchés, appareil photo brandi, quelque chose ressemble à du cannibalisme.
Ensuite, il se trouve que le monde entier change et évolue. Il s’uniformise, s’urbanise, se développe. Les gardiennes de chèvres en Afrique écoutent aujourd’hui de la techno sur leur baladeur numérique ; les bonzes du Vietnam circulent en taxi et apprennent l’informa- tique ; les peuples du monde veulent participer, comme nous, à l’universel et à sa monotonie. Cette banalisation de la planète contrarie évidemment notre soif d’exo- tisme. Elle nous agace. D’où la tentation d’entretenir la fiction d’un pittoresque disparu, d’enfermer les habi- tants du lointain dans la prison de leur différence. Pour ce faire, on réinventera un monde imaginaire, plus fac- tice qu’un décor de théâtre ; on filmera la planète comme un vaste zoo multicolore. On réclamera des peuples qu’ils se conforment à ce que nous attendons qu’ils soient.
Je garde en mémoire une anecdote recueillie en Océanie. Aux îles Fidji, le gouvernement demandait chaque année aux habitants de ne plus s’habiller à l’occi- dentale pendant la saison, afin de ne pas décevoir les touristes. Tout était dit.
Chaque pays est ainsi détenteur d’un exotisme spé- cifique et d’une collection de stéréotypes propre à l’endroit. Au sujet du Vietnam, les clichés qui habitent notre imaginaire sont constitués de différentes strates. Il y a tous ceux qui procèdent de la splendeur du pay- sage, bien sûr. Dès la fin du XIXe siècle, les découvreurs du Vietnam, fascinés, parlent de l’infini des rizières qu’encadrent des montagnes mouchetées de cumulus. Ils décrivent ce compartimentage méticuleux en alvéoles d’abeilles qui, centimètre par centimètre, disci- plinent la terre et l’eau jusqu’à l’horizon ; ces qua- drillages de digues glaiseuses où trottinent des femmes, l’épaule penchée sous le poids du balancier ; ces gestes et ces rythmes – les godets d’irrigation que deux hommes tiennent face à face et balancent en cadence au bout d’une corde, le pataugeage précautionneux des buffles attelés dans l’eau jusqu’à mi-pattes.
À ces sempiternelles célébrations de la beauté géo- graphique – qui est indéniable – se sont ajoutés, au fil du temps, les souvenirs directement liés à la colonisa- tion, puis aux guerres successives. Les soldats français, « anciens de l’Indo », ont beaucoup contribué à diffuser ce que certains appelaient un « envoûtement » particu- lier à ce pays. Les GI’s américains, au-delà de leurs meurtrissures et de leurs deuils, ont développé – et col- porté – une étrange et forte nostalgie vietnamienne. Ils l’appelaient la « namstalgie ». Sédimentés, accumulés au fil du temps, tous ces clichés ont fini par composer un Vietnam imaginaire, un Vietnam virtuel dans lequel la vraie vie des habitants, les réalités évolutives de la (vraie) société vietnamienne n’avaient plus vraiment leur place. C’est ce Vietnam imaginaire qu’évoquent la plupart des livres et des guides publiés dans les pays occidentaux.
Ainsi le Vietnam véritable demeure-t-il largement invisible – comme la face cachée de la lune – et par conséquent inconnu de nous. C’est cette « face cachée » que nous font découvrir Philippe Papin et Laurent Pas- sicousset. Ils usent pour ce faire du calme décomplexé – et même de l’humour bienveillant – qu’autorise une parfaite connaissance du pays – et de sa langue, ce qui n’est pas si fréquent.
Pour tous ceux qui, comme l’auteur de ces lignes, aiment depuis longtemps le Vietnam, pour tous ceux qui croyaient le connaître un peu, ces pages sont para- doxalement providentielles. Distanciées mais érudites, bienveillantes mais critiques, elles nous donnent un accès direct au grain du réel. C’est-à-dire à la rude et passionnante vérité d’un pays.
Jean-Claude GUILLEBAUD