Duch, le bourreau khmer rouge, parle
Par Emmanuel Hecht (L'Express), publié le 10/01/2012 à 08:00
Agé de 69 ans, Kaing Guek Eav dit "Duch", a été jugé pour crimes contre l'humanité en juillet 2010. Bourreau et amateur de littérature, le tortionnaire dit ne rien regretter de cette époque sanglante.
REUTERS/ECCC/Handout
Le cinéaste cambodgien Rithy Panh laisse la parole à Duch, figure centrale du génocide Khmer rouge. Saisissant.
Rithy Panh
1964 Naissance de Rithy Panh à Phnom Penh.
1975 (17 avril) Chassé de la capitale par les Khmers rouges après leur entrée dans la capitale.
1979 Fuit le Cambodge et rejoint la France (Grenoble), via un camp de réfugiés à la frontière thaïlandaise.
1985 Etudes de cinéma à l'Idhec.
1989 Site 2, son premier film, sur un camp de réfugiés en Thaïlande.
2003S-21, la machine de mort khmère rouge, est primé à Cannes.
2006 Ouverture du centre de mémoire audiovisuelle Bophana à Phnom Penh, créé à son initiative.
2007Le papier ne peut pas envelopper la braise, titre d'un film et d'un livre sur la prostitution.
2009Un barrage contre le Pacifique, d'après
Marguerite Duras, avec
Isabelle Huppert.
2012 Un film,
Duch, le maître des forges de l'enfer, et un livre,
L'Elimination (Grasset).
D'un côté, le bourreau ; de l'autre, une victime devenue un témoin capital. Entre les deux, la caméra. C'est dans cette disposition technique et mentale que le cinéaste d'origine cambodgienne
Rithy Panh (47 ans) a filmé, dans sa prison, pendant des centaines d'heures, Duch (69 ans), responsable de S-21, principal centre de torture khmer rouge à Phnom Penh, et premier pilier du régime à répondre de ses crimes devant un tribunal de son pays. Condamné à trente ans de prison, Kaing Guek Eav, son véritable nom - Duch étant celui d'"un petit garçon sage", héros de ses lectures enfantines -, a fait appel. Le jugement définitif sera rendu le 3 février.
Derrière l'objectif, donc, un miraculé, insomniaque depuis l'élimination de sa famille par le régime de
Pol Pot. Face à lui, un ex-professeur de mathématiques transformé en exécuteur en chef de l'un des régimes les plus sanglants de l'Histoire (en moins de quatre ans, entre 1975 et 1979, 1,7 million de Cambodgiens, soit un tiers de la population, sont morts, torturés, exécutés, affamés au prétexte qu'ils appartenaient au "nouveau peuple" des bourgeois, intellectuels et propriétaires). Trente-cinq ans après les faits, cet homme au visage émacié et parfois nimbé d'une étrange douceur récite dans la langue de
Molière La Mort du loup, d'
Alfred de Vigny. Et rit de bonne grâce. C'est ce rire - celui du diable ? - qui frappe d'emblée dans
Duch, le maître des forges de l'enfer, extraordinaire document diffusé le 9 janvier sur France 3, puis en salles, et dans le récit de ce face-à-face, retranscrit par Rithy Panh avec
Christophe Bataille, dans un livre,
L'Elimination.
Il n'y a pas de meilleur titre pour résumer cette idéologie qui trouva des avocats en France. "Les Khmers rouges, c'est l'élimination, l'homme n'a droit à rien", martèle Duch. "A S-21, c'est la fin. Plus la peine de prier, ce sont déjà des cadavres. Sont-ils hommes ou animaux ? C'est une autre histoire." Le bourreau semble goûter les questions métaphysiques. Mais il leur préfère l'ambiguïté, admettant avoir été "l'otage du régime et l'auteur de ce crime", mais n'exprimant aucun regret d'avoir laissé électrocuter, frapper, égorger. Ne peut-on pas "tuer qui l'on veut pour que la vérité prolétarienne triomphe" ?
Lorsque Duch ment, Rithy Panh le sait
Rithy Panh avait déjà décortiqué le fonctionnement du génocide cambodgien dans un précédent documentaire, tout aussi remarquable,
S-21, la machine de mort khmère rouge. Mais il manquait la "parole du bourreau", restituée dans ce monologue où s'exprime la véritable nature du régime, dont la première décision fut d'"ébranler la société", de "déraciner les habitants des villes", de "dissoudre les familles", de "briser les traditions politiques, intellectuelles, culturelles", d'"affaiblir physiquement les individus". La méthode du cinéaste est inspirée de celle de
Claude Lanzmann : filmer en plans serrés les visages et les gestes, ne laisser filer aucun silence, replacer victimes et bourreaux en situation. "Le génie de
Shoah, observe le Cambodgien, c'est de donner à voir dans les mots." Y compris dans les mensonges. Lorsque Duch ment, Rithy Panh le sait.
Il avait 10 ans lorsque les hommes de Pol Pot ont investi Phnom Penh. Fils d'un haut fonctionnaire ne jurant que par
Jules Ferry, l'enfant avait le pedigree idéal de "l'ennemi du peuple". Séparé de sa famille, il a survécu en se nourrissant de liserons d'eau et d'épluchures, en récitant les slogans révolutionnaires ("Seul un enfant qui vient de naître est pur"), en troquant son nom pour celui de "camarade Thy" puis de "camarade chauve" après s'être rasé pour éliminer les poux. Il a vu les "traîtres" assassinés à coups de pioche et les rejetons des suppliciés, les "enfants-ennemis", fracassés contre un tronc d'arbre. Il a vu les prises de sang pour vider les êtres de leur substance. Etc. C'est à la lecture de
L'Elimination, récit à placer d'emblée dans la littérature concentrationnaire et génocidaire, au côté des oeuvres de
Varlam Chalamov et de
Primo Levi, que l'on prend conscience de la démarche surhumaine du cinéaste. Sans jamais défaillir, Rithy Panh filme et filme. Il a décidé une fois pour toutes d'être la mémoire de cette ignominie. Même si, dit-il, citant
Kafka : "C'est l'âge d'une blessure qui fait mal, pas la blessure en soi."