"Objets inanimés, avez-vous donc une âme
Qui s'attache à notre âme et la force d'aimer ?"
Je voudrai rappeler à Nguyên Nga ces vers de Lamartine qu'elle avait sans doute appris au lycée.
C'est que cette Française d'origine vietnamienne a conçu et est en train de réaliser un projet téméraire : évoquer l'âme d'un pont métallique. Il s'agit du pont Long Biên (pont Doumer au temps de la colonisation fran-çaise), construit il y a plus de 100 ans par les Français et enjambant le fleuve Rouge sur 1.682 mètres.
En 1967, il fut la cible des bombardements américains, 175 attaques en un an. Le matraquage n'a cessé qu'en 1973. Gravement endommagé, il put cependant résister pendant toute la durée de la guerre grâce à une défense anti-aérienne bien orchestrée.
Le pont Long Biên, site caractéristique du paysage hanoien, artère de la capitale et témoin des bouleversements historiques du pays, retient l'attention des chercheurs, des écrivains et des artistes, mêmes étrangers. Dans son album La vie du pont Long Biên, D. Frydman, géographe et photographe français, capte l'animation quotidienne du pont et des deux rives pour faire ressortir le contraste entre la froideur métallique et la chaleur humaine. Sous l'angle historique et politique, le Professeur américain D. Jardine voit dans le pont Long Biên un lieu de mémoire symbolique de la capitale et du Vietnam. Il décèle les significations différentes du pont avec chaque changement politique national majeur. Son point de vue est proche de celui de Nguyên Nga.
L'attraction qu'exerce le pont Long Biên sur Nguyên Nga est complexe. Elle est d'ordre intellectuel, artistique, historique, sociale, politique, et aussi affectif mais pas à la manière élégiaque du Pont Mirabeau d'Apollinaire. Telle que je la connais, Nguyên Nga est de tempérament plutôt actif, ardent, voire même masculin selon l'éthique confucéenne.
Elle est née dans le Nord du Vietnam. Son père était un architecte de formation française. Dans le tourbillon de la Première Guerre d'Indochine, elle a grandi au Sud jusqu'à l'âge de huit ans. Elle a vécu quelques années au Laos avant de rejoindre son père en France. Elle a reçu une solide formation d'urbaniste-architecte à Paris. Après 30 ans d'exil, elle est revenue au Vietnam pour la première fois en 1989. Dans son pays d'adoption, elle n'avait jamais oublié le Vietnam.
Elle m'a confié :
- Mes années d'enfance ne me quittent pas. Tout en épousant la pensée et les mœurs occidentales, je me sens toujours attachée au pays de mes ancêtres. La distance m'a permis de mieux voir en moi-même, de mieux apprécier la culture vietnamienne. Cette culture, avec ses traditions millénaires, c'est ce dont les Vietnamiens peuvent être fiers bien que leur vie matérielle soit encore bien difficile. C'est la culture qui est leur richesse. Il faut qu'ils la préservent et la mettent en valeur à tout prix. Mes enfants et moi-même le pensent et agissent dans ce sens.
- C'est cette idée forte, demande-je, qui a inspiré votre initiative de créer la Maison du Vietnam en plein Paris il y a quelques décennies ?
- Oui, parmi d'autres activités culturelles et humanitaires en France et au Vietnam. Je fais la navette entre les deux pays. Ma Maison du Vietnam était devenue le rendez-vous culturel des Vietnamiens résidant en France grâce à ses multiples organisations : cours de vietnamien, musique, gastronomie, et exercices psychosomatiques traditionnels, yoga, livres d'images de contes anciens.
- Votre Maison des arts de Hanoi semble être l'avatar de votre ancienne Maison du Vietnam de Paris ?
- C'est vrai, mais avec d'autres motivations. Elle s'attribue la mission de présenter au public vietnamien el étranger nos plus belles œuvres artistiques du passé et du présent à travers les objets et les expositions, colloques, concerts... Nous nous intéressons en particulier aux jeunes artistes, mettant l'accent sur l'art moderne, en même temps que sur les arts populaires. Sur notre terrasse, on peut se délasser en prenant du thé ou du café, en lisant, méditant, discutant, le regard plongé dans la verdure du millénaire temple de la Littérature.
- Votre festival relève de la même veine ?
- Dans les années 1990, j'étais horrifiée d'apprendre qu'on allait détruire le pont Long Biên pour le remplacer par un nouveau pont en béton. Heureusement, c'était une fausse rumeur.
- Dans les pays nouvellement indépendants, il n'est point étonnant qu'une haine aveugle pousse la population à détruire des monuments et autres constructions de l'époque coloniale et la fièvre de la modernisation œuvre dans ce sens. En 1998, j'ai participé à Stockholm au séminaire La cité : tradition locale et destinée globale. Il s'agit d'une perspective plus vaste - sauver la diversité cultuelle des villes en général. Immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, en Europe et en Amérique du Nord, on commettait la grave erreur de démolir des îlots entiers pour bâtir en acier et en béton uniformément selon le style international. Cette bévue demeure dans les anciens pays colonisés.
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Il nous fait nous libérer du complexe de colonisé : "Il est naturel que les profits de l'Indochine reviennent aux Français", proclamait le gouverneur général Pasquier en 1930. Depuis la reconquête de l'indépendance du Vietnam, il est naturel que le pont Doumer rebaptisé en vietnamien, serve les intérêts du peuple vietnamien. L'histoire a changé de page. Pour de multiples raisons, il doit être considéré comme un héritage culturel. C'est sans doute cette idée qui a inspiré votre Festival Long Biên-Hanoi ?
- Certainement. Pendant 24 heures, le festival fait du pont le site d'un événement qui lie le passé au présent et à l'avenir. Il raconte l'histoire de toute la nation. N'oubliez pas que le fleuve Rouge avec son delta est le berceau de notre civilisation. Le festival se veut être un rendez-vous des arts traditionnels et modernes, d'artistes, de chercheurs, d'hommes d'affaires, d'intellectuels, de simples habitants.
- Après la réussite des festivals de 2009 et de 2010, pourquoi renvoyez-vous celui de 2011 à 2012 ?
- 2012 sera le 110e anniversaire du pont. J'es
père que d'ici là, les négociations en cours auront abouti, qui feront du pont un musée historique, un centre culturel et touristique incontournable grâce au soutien et à la participation des autorités vietnamiennes et françaises, des entreprises nationales et internationales, des tous les Vietnamiens et étrangers amoureux de la ville millénaire.
Huu Ngoc/CVN
13/11/2011 |