les septs émotions humaines
Pour et contre les sept émotions humaines
( article du Courrier du Vietnam 29/06/2013 13:34)
Dans le Vietnam traditionnel, la vie spirituelle est un amalgame, souvent un compromis de croyances populaires et de religions établies, ce qui explique l’absence de guerres de religion dans notre histoire plurimillénaire
Les deux religions dominantes sont le confucianisme régissant la vie communautaire et le bouddhisme, la vie individuelle. Elles coexistent pacifiquement, souvent se complétant, mais parfois non sans heurts parce que la philosophie de l’engagement social confucéen est à l’opposé de l’idéologie du détachement bouddhiste. Nous pouvons citer comme exemple de cette opposition un dialogue du tuông (théâtre classique) Sai vai (Dialogue entre un moine et une moniale bouddhiques, XVIIIe siècle).
L’auteur de cette œuvre est Nguyên Cu Trinh (1716-1767), lettré érudit, administrateur compétant et grand chef de guerre. Vivant dans la période de sécession du pays, il sert les seigneurs Nguyên dans le Sud Vietnam. En bon confucéen, il ne peut admettre qu’on se dérobe aux obligations sociales. Dans cette œuvre, il critique un dogme bouddhique, le renoncement aux sept émotions pour atteindre la délivrance.
L’œuvre Sai vai (Dialogue entre un moine et une moniale bouddhiques), écrite en 1750, est longue de 640 phrases. Photo : CTV/CVN |
Les sept émotions de l’homme
Ces sept émotions sont le plaisir, la joie, la colère, la tristesse, l’amour, la haine, le désir. Jouant au pince-sans-rire, il fait semblant de blâmer ces sentiments humains pour en faire l’éloge, ajoutant à son jugement un brin de badinage érotique.
Ci-dessous des extraits du texte :
Le moine :
… Je ne pense guère aux honneurs
J’ai peur que les sept émotions (1)
Ne deviennent néfastes si, à l’intérieur, elles s’écartent de la voie droite,
Et que leurs manifestations extérieures déréglées ne brisent la vertu.
Je me consacre entièrement à la religion,
Mais j’ai le défaut d’y trouver toujours du plaisir.
Je me réjouis de la vaste terre
Et du ciel immense,
Des eaux et des montagnes à perte de vue vertes et bleues,
De la lune limpide et du vent frais.
Dans l’espace infini des Trois mille mondes (2), je me réjouis de ce monde terrestre gros comme une gourde,
Délivré des «six voies» (3), je me réjouis d’avoir pénétré les «trois domaines» (4)
Grimpant au mont Bông Lai (5), je partage la joie des Huit Immortels
Gravissant la chaîne Thuong, je me réjouis avec les Quatre vieillards (6)
La Vertu d’humanité et la Voie me trouvent du plaisir,
Comme les relations avec les saints et les sages,
Et aussi le son de cloche qui presse le voyageur à reculer sa barque,
Ou la sandale, devenant bateau emporté par le vent (7)
M’évadant du monde profane, je me réjouis en voguant sur la barque de l’Entendement (8)
Me lavant de la poussière, je plonge avec joie dans l’eau du Gange (9)
Je me réjouis de la doctrine de Bouddha, tout imprégnée de l’amour de l’être humain,
Et du cœur des Bodhisavas (10), toujours prêt à sauver les foules
Ma joie est simple : Une cruche, un bol (11)
être un bonze servi par un jeune enfant.
Mais pour disserter à satiété de la joie,
Rien ne vaut de la partager avec vous, n’est-ce pas bonzesse ?
J’ai cet autre défaut indéniable :
De souvent aimer et compatir
J’aime les Trois Rois (12) et les Cinq Empereurs (13)
Leur piété filiale et leur respect envers les aînés,
Leurs vertus et leurs talents,
J’aime l’empereur Nghiêu (13) avec sa veste en toile grossière et son pantalon en fil de chanvre,
L’empereur Thuân (13) labourant sous les nuages, bêchant au clair de luneSWWW
… Et Confucius, sage parmi les sages, mais que le malheur n’épargne point.
Les nuits d’hiver, je plains le fils couché sur la rivière gelée ou pleurant sur de vieux bambous (14)
Sur la frontière du Nord, je compatis avec l’homme qui faisait paître les chèvres et se désaltérait avec la neige (15).
La compassion colle à mon cœur,
Profonde, au suprême degré !
Je compatis avec les quatre coins du monde,
Mieux vaut compatir en premier avec vous, n’est-ce pas, bonzesse ?
Cependant je crains une chose,
J’ai le défaut de m’irriter longuement,
Mon irritation est légitime et non sans fondement,
Elle est sincère, et non simulée
Je m’irrite de cumuler fautes et erreurs,
Chaque faute commise me met dans une colère sans fin,
Je m’irrite d’avoir peu de vertu et de talent
Vertu, talent, j’enrage d’y penser,
Je me fâche de mon incapacité politique,
De mon ignorance en art militaire
Je me reproche de n’avoir servi mon roi avec toute la loyauté désirable,
De n’avoir pu m’acquitter de ma dette envers mes parents
Quand je pense au monde des hommes,
La colère me saisit
À scruter le passé et le présent,
Ma colère redouble.
… Et je me fatigue à couver une colère sans fin.
Encore un autre point :
J’ai le défaut d’être enclin à l’amour.
Je n’aime point les orgueilleux,
Mais seulement les gens loyaux et droits.
À vrai dire, selon la nature humaine,
On doit d’abord aimer soi-même.
La raison, la vertu d’humanité aidant,
On finit par aimer tous les êtres.
Je nourris un amour profond pour les hommes vertueux
Un amour ardent, à l’égard des hommes sincères.
J’aime les hommes généreux à l’âme magnanime,
Et les hommes de bien au cœur plein de droiture.
… Quand le froid sévit, j’aime les pins et cyprès, solides et verts.
Sur les longues routes, j’aime les chevaux de race au galop rapide et sûr.
J’aime les fils pieux autant que l’or et le jade,
Les sujets loyaux, autant que perles et pierres précieuses.
À parler des voies à suivre, j’aime la Voie du Juste milieu,
À parler des cœurs, j’aime les cœurs épris d’humanité et de justice.
L’œuvre Sai vai a été traduite en français par A.Chéon en 1886.
Photo : CTV/CVN |
Quant à aimer des futilités, pourquoi ne pas vous aimer d’abord, n’est ce pas bonzesse ?
Le moine :
Encore une sottise :
Une haine tenace nourrie en moi-même,
Tout le contraire de l’indifférence,
Un véritable plaisir à haïr
Je hais les tyrans Kiêt, Tru, Le, U (16)
Ceux qui ne cultivent pas l’humanité et la droiture,
Ceux qui rejettent les vertus cardinales
Implacable est ma haine à l’égard des fils ingrats, des sujets déloyaux,
Inexorable est ma haine contre les félons et les méchants invétérés.
Une haine étrange, une haine farouche.
Je déteste celui qui remue ciel et terre à la recherche du gain, celui qui suppute pertes et profits devant le devoir à accomplir,
Les égoïstes qui cherchent à nuire aux autres,
Les femmes adultères, les hommes lubriques, les avares et les menteurs.
Voilà ma haine contre les agissements humains, passé et présent compris
Mais comment dire celle que j’éprouve pour vous, bonzesse, si indifférente à mon égard !
J’ai encore cet autre défaut incorrigible :
Je désire beaucoup de choses :
Qu’en haut, l’on égale en vertu les empereurs Thuân et Nghiêu (17)
Qu’en bas, tous aient les talents de Y et de Lu (18)
Que les rapports entre père et enfants soient empreints de clémence et de piété,
Que le précepte d’obéissance régisse les relations entre mari et femme
Qu’entre frères, l’on se voue respect et affection,
Qu’entre amis, fidélité et sincérité.
Je désire servir le Pays, mais le sort ne s’y prête pas
Je désire sauver le peuple, mais les temps sont difficiles,
Je veux comme l’oiseau Tinh vê colporter caillou par caillou pour combler l’océan (19)
Comme la fourmi, charrier des grains de sable pour élever des montagnes.
Mais pour que tout selon mes vœux s’arrondisse,
Ne vaut-il pas mieux avec vous pratiquer la religion, n’est-ce pas, bonzesse ?
À bien réfléchir,
J’ai encore un défaut : avoir peur de bien des choses
Quach Khai habitué à forger des faussetés me fait peur
Peur éphémère ou durable,
Peur fondée ou non,
Le sampan de Truong, sur terrain sec, avait toujours peur des flots débordant les rivages (20)
Dans sa petite principauté Ky, l’habitant craignait que le Ciel en tombant n’écrase sa maison (21)
Qui conduit l’État doit être vigilant comme s’il marchait sur une mince couche de glace (22)
La femme, frêle et fragile, ne doit point s’aventurer sur les sentiers trempés de rosée (23)
Le mandarin Duong de Quan Tay craignait quatre témoins de son acte (24)
Le maître Không nous apprend à craindre trois choses
J’ai peur que le fouet trop court ne puisse pousser le cheval au galop.
Que la cloison clairsemée ne laisse entrer le brouillard.
le miel est bon, mais j’ai peur que les mouches avides ne tombent dans le piège,
Les fleurs ne distillent pas de poison, mais j’ai peur que les papillons n’en perdent leurs esprits.
La peur m’égare, la peur me saisit, la peur m’étourdit.
J’ai peur de ne point remplir tous mes devoirs de religion
Et sur mon chemin de vous brusquer, bonzesse !
Il me tarde d’aborder la rive de la Connaissance
Les sept passions et les cinq secrets (25) me ligotent encore.
On n’en finira point,
À discuter du passé et du présent.
Proférons quelques paroles de dépit, simplement pour nous distraire.
La moniale :
Je vous écoute, frère, et réflexion faite,
Je vous félicite, ô bonze, de votre érudition,
De votre talent, de votre intelligence.
Vos paroles ont les parfums de celles des Saints et des Sages,
Votre discours est plein de logique et de beauté.
Vous n’êtes point un homme ordinaire,
Mais témoignez d’une connaissance approfondie des êtres.
Cependant, à la pagode Loi Âm (26) l’ascèse reste obligatoire pour qui veut devenir bouddha,
Tout comme au mont Thiên Thai (27) faut un destin de félicité pour prendre place chez les Immortels.
Connaissez-vous, ô Bonze, la voie conduisant au Ciel de l’Ouest (28)
Guidez-moi, pour que matin et soir, nous la suivions ensemble.
Le moine :
Doucement, ô sœur cruelle,
Arrêtez là votre malice.
Une immensité nous sépare du paradis céleste,
Le chemin est bien long jusqu’au séjour de Bouddha.
Aucune route ne conduit aux régions de l’Ouest (29)
La voie du Nord reste bloquée.
Seul le Sud nous est tout proche,
Mais les Da Vach sont à redouter sur le trajet.
Oh, rien qu’à y songer,
On est saisi de frayeur,
Ils tuent les hommes comme des insectes ; ils sont aussi dangereux que scorpions et vipères.
… Restons ici, pratiquons ensemble la religion,
En nous aidant l’un et l’autre.
Ne vous hasardez point en ces parages.
Ils vous attraperont, ô sœur !
Et je serai seul, bien seul !
La moniale :
Il est dit dans les livres canoniques :
«Les barbares doivent être chassés».
Ceux qui ont la mission de gouverner le pays
Doivent les mater pour éviter les troubles futurs
Soyons résolus à suivre la voie.
ô frère, si vous le voulez, restez ici,
Moi, je pars pour l’Ouest, cherchant le Paradis.
Au Seigneur Nguyên, Je souhaite dix mille ans de longévité.
Jour après jour, je salue Bouddha,
Ces paroles sacrées me suffisent, les autres me sont étrangères.
Huu Ngoc/CVN
1. Les sept passions (le plaisir, la joie, la colère, la tristesse, l’amour, la haine et le désir).
2. Terme bouddhique pour désigner l’univers, l’infini.
3. Luc dao : Six transmigrations des âmes après la mort (ascension au paradis, descente dans l’enfer, résurrection sous forme humaine, sous forme animale, etc…)
4. Tam gioi : Désir, Apparence, Vide (domaine de celui qui a atteint à la Perfection, s’étant affranchi du désir et de l’apparence.
5. Montagne où séjournent les Immortels.
6. Quatre vieillards vertueux de la dynastie de Han.
7. On raconte qu’après sa mort, le bonze Dat Ma traversa l’océan sur une sandale à voile pour gagner le Pays de l’Ouest (pays de Bouddha).
8. Bat nha : Prajna (sino-vietnamien : tuê, tri tuê) ; entendement, intelligence, connaissance, sagesse. Troisième principe de la discipline bouddhique et une des six Vertus exigées par le Mahayana.
9. Ma ha : Le Gange dont l’eau purificatrice laverait tous les péchés.
10. Bô Tat : désigne celui qui va devenir Bouddha. Étant sur le chemin de la Perfection, il n’est pas encore parvenu au stade du «bodhi» (éveil à la connaissance suprême ou à l’Illumination supérieure qui permet de revoir toutes ses existences antérieures et de reconnaître que la cause de la douleur est la Renaissance). Grâce au «bodhi», Bouddha découvrit l’enchaînement des causes et des effets (Karma) et se libéra de la transmigration (Sansara).
11. La population remplit d’eau et de riz les cruches et les bols que les bonzes déposent au bord de la route.
12. Tam Hoàng : Trois rois saints de la période légendaire chinoise (Thiên Hoàng (roi du Ciel), Dia Hoàng (roi de la Terre), Nhân Hoàng (roi des Hommes).
13. Ngu dê : Cinq empereurs saints de la période légendaire chinoise, succédant aux Trois rois saints (Phuc Hi, Thân Nông ; Hoàng Dê, Dê Nghiêu, Dê Thuân).
14. Allusion à deux exemples de piété filiale dans l’ancienne Chine : Vuong Tuong (dynastie des Tsin) se coucha sur la glace pour attendre le dégel et prendre des poissons dont sa mère était friande, Manh Tong (période des Trois Royaumes), embrassa en hiver le tronc d’un bambou pour attendre l’apparition des pousses que sa mère aimait manger.
15. To Vu de la dynastie des Han, envoyé en mission chez les Hung ; fut exilé dans la montagne.
(16) Tyrans de l’antiquité chinoise
(17) Sages empereurs de l’Âge d’or chinois
(18) Y : Y Doan aida Thanh Thang à fonder la dynastie des Thuong (Chang- XVIe- XIe siècle av. J-C.), Lu : Lu Vong aida Vo Vuong à fonder la dynastie des Chu (Tcheou : XIe-IIIe siècle, av. J-C.)
(19) La fille de l’empereur Viêm Dê, noyée se changea en oiseau Tinh vê qui jetait chaque jour des pierres dans la mer pour essayer de la combler
(20) Truong Khiên (dynastie des Han) envoyé en mission chez les Hung-nô
(21) Un habitant de Ky craignait que le ciel n’écrase sa maison au lieu de craindre que sa petite principauté ne soit envahie par les grandes principautés
(22) Allusion à un vers du Livre des Odes
(23) Allusion à un vers du Livre des Odes
(24) Pendant la nuit, Vuong Mat vint chez son bienfaiteur Duong Chan (de Quan Tay) pour le remercier et lui donner des cadeaux, prétendant que personne ne serait au courant de sa visite. Duong n’accepta pas les offrandes parce que, disait-il, «il y a quatre témoins : le Ciel, le Génie, vous et moi».
(25) Nam mang : Autre interprétation : des sept passions, je porte encore avec moi cinq.
(26) Au pays de Bouddha.
(27) Séjour des Immortels.
(28) Thiên Truc, pays de Bouddha.
(29) Thiên Truc, pays de Bouddha.