Malaise au sommet de l'Etat
L'arrestation de deux hommes d'affaires ébranle la vie économique au Vietnam. Elle témoigne surtout de règlements de comptes
au sein des factions du Parti communiste, explique le quotidien financier britannique.
© AFP
Hanoï, Vietnam - Nguyen Duc Kien, lors d'un tournoi de football, février 2012
Le 21 août dans l'après-midi à Hanoi, la capitale vietnamienne, Trinh Van Yen, un retraité de 72 ans, s’est rendu à vélo à la banque, sous une pluie battante. "Mon fils m'a appelé pour me dire que, malgré le temps exécrable, je devais aller à la banque retirer sans tarder tout mon argent", explique-t-il. L'institution en question est l'Asia Commercial Bank (ACB), l'une des plus grandes banques privées du Vietnam. La panique qui pousse M. Yen et d'autres déposants à retirer des centaines de millions de dollars de l'ACB est provoquée par l'arrestation du cofondateur de l'établissement financier, le magnat Nguyen Duc Kien, suivie de celle, annoncée trois jours plus tard, de son directeur, Ly Xuan Hai.
Les deux hommes sont soupçonnés d'avoir commis des délits économiques. M. Kien, qui est également propriétaire du club de football de Hanoi, est un "puissant homme de l'ombre", souligne un investisseur qui le connaît personnellement. Nombreux sont ceux qui, au Vietnam, lient sa chute inattendue à la lutte d'influence opposant le Premier ministre Nguyen Tan Dung à ses adversaires. Le conflit prend manifestement un tour de plus en plus âpre avec la détérioration de la conjoncture économique.
C'est le dernier rebondissement dans la crise larvée qui mine ce pays communiste depuis 2008 et écorne son image de marché émergent parmi les plus prometteurs d'Asie. "La situation de l'Asia Commercial Bank est symptomatique de l'opacité, de la médiocrité de la gouvernance d'entreprise, des fraudes, de la corruption et du marché noir", déplore Karolyn Seet, analyste bancaire chez Moody's, l'agence de notation financière, à Singapour. "Le Vietnam est à la traîne de ses voisins comme la Thaïlande, l'Indonésie et les Philippines."
Les poussées inflationnistes successives fragilisent les ménages et les entreprises, creusant les inégalités sociales et sapant la confiance dans la monnaie nationale. Les efforts engagés par M. Dung pour créer des champions industriels nationaux ont tourné au fiasco, avec la faillite de deux grands groupes de construction navale, Vinashin et Vinalines, qui ont accumulé des milliards de dollars de dettes. [Le directeur de Vinashin a été condamné à vingt ans de prison pour non-respect des règles économiques et celui de Vinalines est poursuivi pour des faits similaires.]
Les dettes douteuses ont atteint un niveau alarmant, selon la banque centrale, du fait d’une expansion du crédit tirée par la fièvre des marchés immobiliers. Pour les observateurs, comme pour certains au sein du Parti communiste, la crise n'est pas uniquement économique mais également politique, les dirigeants n'ayant pas réussi à s’adapter aux réalités de l’économie vietnamienne, de plus en plus globalisée. De nombreuses tentatives faites pour réformer les entreprises publiques inefficaces et combattre la corruption endémique ont échoué. "Toutes sortes de catégories, des fonctionnaires aux notables provinciaux en passant par les investisseurs, profitent du système des dessous-de-table systématiques, aussi est-ce très difficile de s'attaquer à ce problème", souligne Dang Hung Vo, l'un des nombreux anciens dignitaires qui réclament des réformes en faveur de l'économie de marché.
A mesure que l'activité économique ralentit et que l'agitation sociale semble s'étendre, avec des grèves dans les usines et des affrontements violents au sujet de revendications agraires, les querelles intestines à la direction du Parti se sont intensifiées. La grogne est dirigée principalement contre le Premier ministre, auquel certains, au sein du gouvernement et du Parti, reprochent de concentrer les pouvoirs dans ses services et de favoriser un petit groupe de conglomérats privés et d'entreprises publiques.
Son rival, le président Truong Tan Sang, qui occupe une fonction essentiellement honorifique, a essayé en vain de l'évincer lors du dernier remaniement quinquennal de la direction du Parti, en 2011. M. Sang s'efforce maintenant de court-circuiter M. Dung en demandant une accélération des réformes économiques et de la lutte anticorruption.
Début août, le Parti communiste a pris une mesure hautement symbolique, en arrachant au Premier ministre la supervision directe du Comité directeur de lutte contre la corruption, pour la confier à son propre département des affaires internes, rétabli à cette occasion. "Quand l'économie bat de l'aile et que la population souffre financièrement, le Parti sait qu'on l'en rendra responsable", commente un cacique du Parti. Mais, prévient Adam Fforde, un politologue spécialiste du Vietnam de l'université Victoria, en Australie, la crise politique n'est pas le fait d'un seul homme. "Il y a un vide politique au plus haut niveau et le mécontentement populaire à l'égard des dirigeants est profond. On ne voit pas très bien comment ils se sortiront de cette situation."